dimanche 19 avril 2015

Poétique sociologique

Une fois n'est pas coutume, je vais vous parler de littérature. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur les rapports que la sociologie entretient avec la littérature, que ce soit sous la forme assez classique d'une sociologie de la littérature, d'une fascination pour l'écriture sociologique chez certains romanciers, ou des rapports complexes entre écriture sociologique et écriture littéraire. Mais ce n'est pas de ça dont je vais vous parler. On va plutôt renverser la perspective : qu'est-ce que la littérature peut faire de la sociologie ? Et plus particulièrement, de ce que Noémi Lefebvre, dans son excellent dernier roman, L'enfance politique, arrive à produire comme littérature nourrie de sciences sociales.




Pour introduire ma lecture de ce roman, je vais d'abord un peu vous parler de mon rapport à la littérature1. Comme de nombreux autres élèves de prépa, j'ai redécouvert le goût de la lecture de fiction quelques temps après en être sorti. A l'époque, j'avais une plus grande affinité pour les aspects narratifs que pour les questions stylistiques (ce qui explique une bonne partie de ma passion pour les séries télé). L'intérêt que j'avais pu avoir en cours de littérature, et sans doute une certaine "bonne volonté culturelle", m'ont poussé à explorer cette question du style, tout en restant convaincu du caractère arbitraire des hiérarchies culturelles2. Du coup, je me suis mis à lire pas mal de littérature française contemporaine, notamment celle qui cherche à réaliser un véritable travail sur la langue. Je me suis ainsi intéressé à différents éditeurs réputés pour publier ce type de littérature, et par un mélange de circonstances, je me suis particulièrement attardé sur la production des éditions Verticales. Depuis, j'ai lu une trentaine de leurs ouvrages (plus ou moins récents) et je suis de près leurs nouvelles publications. Ce qui m'a amené à lire les deux précédents romans de Noémi Lefebvre et à regarder d'assez près ce que la presse disait de son dernier roman. J'ai donc été un peu étonné de découvrir que le roman était saturé de références aux sciences sociales, sans qu'aucun critique n'ait pris la peine de le relever. Et il s'agit bien d'une abondance de références explicites, comme me l'a confirmé l'autrice, aussi bien tirées de travaux de sociologues :



Que de philosophes3 :



La littérature française envahie par la sociologie, ça va en faire hurler plus d'un... Pour les autres qui voudraient comprendre d'où proviennent toutes ces références, une petite présentation de l'autrice est nécessaire. Noémi Lefebvre est docteure en science politique4. Elle a enseigné à l'IEP de Grenoble et a été chercheuse associée au laboratoire PACTE. Elle poursuit actuellement des recherches sur l'enseignement musical en lien avec le Céfédem Rhône-Alpes et co-anime un carnet de recherche sur ces questions. Si elle a un pied en littérature, l'autre est solidement ancré dans les sciences sociales. Les références citées ne sont donc pas là par hasard.

Une langue enrichie par les sciences sociales

Au départ, je voulais juste partager quelques citations qui m'avaient plu, donc commençons par là. Je n'ai pas la prétention de faire une typologie précise des différents usages que l'autrice fait des références à la sociologie, je vais me contenter d'en présenter quelques-uns. Pour vous faire une idée de la composition du texte, vous pouvez lire un court extrait. Il est composé de courts paragraphes (une dizaine de lignes au maximum), séparés typographiquement par des sauts de ligne. Pour un aperçu plus long, vous pouvez écouter cette lecture de François Bon.

Certaines références ont un aspect très didactique, elles fonctionnent comme des présentations-résumés d'une thèse d'un des auteurs évoqués5, condensées en un unique paragraphe. Ce ne sont pas celles qui m'ont le plus plu, mais comme Lahire fait partie de cette catégorie, je me sens obligé de le citer6 :


Ma mère est multidéterminée dans une société hautement différenciée caractérisée par une forte concurrence entre les différentes instances socialisatrices, par de multiples petites mobilités sociales et culturelles inter- ou intragénérationnelles et par de multiples contacts et frottements des membres de ces sociétés avec des cadres, des normes et des principes socialisateurs culturellement hétérogènes. Ma mère a une dissonance culturelle.

Vous aurez bien évidement reconnu la relecture de la théorie de La Distinction réalisée par Lahire avec sa théorie de la dissonance culturelle.

D'autres références parsèment, elles, l'ensemble du texte, comme les références à la civilisation d'Elias ou à la discipline de Foucault, et ne colorent pas nécessairement l'ensemble d'un paragraphe. Les références à l'habitus de Bourdieu sont, elles aussi, nombreuses, que ce soit au détour d'une phrase ou comme ci-dessous dans un jeu de références à plusieurs niveaux :


Avant j'étais quelqu'un rempli de société. Socialement composé des pieds à la tête.

Depuis le début je m'étais composée. J'avais fait tout un travail de composition, je m'étais distinguée. Grâce à ma distinction je pouvais m'intégrer, c'était par habitude, j'y étais habituée, j'avais un habitus.
On retrouve, dans le second paragraphe, deux concepts importants de la sociologie bourdieusienne (distinction et habitus). Mais à la différence de la référence à Lahire, l'autrice s'écarte, ici, davantage de la théorie de Bourdieu. On passe, en effet, de formes passives, où la société/le social est agent de l'action à des formes actives, et même réflexives, qui accordent une plus grande place à Martine (la narratrice). De même, l'idée d'un travail de composition renvoie d'une part à une activité consciente de mise en scène de soi, et d'autre part au champ lexical du théâtre (un rôle de composition), deux perspectives assez éloignées de la vulgate bourdieusienne7. On voit avec cet exemple que l'autrice ne s'en tient pas à un respect absolu des théories sociologiques. C'est bien la sociologie qui est au service de la littérature et non l'inverse.

L'effet d’immixtion du vocabulaire sociologique est renforcé lorsqu'il se rapproche du langage ordinaire. Ainsi, l'extrait suivant pourrait presque avoir été écrit sans aucune référence à la sociologie, alors qu'en réalité, il en est saturé :


Dans cette vie d'acteur je jouais mon personnage, c'était une mise en scène de la vie quotidienne où je multipliais les représentations, je faisais des numéros, je jouais du piano, j'allais au restaurant, je pouvais me servir d'un couteau à poisson, je pratiquais la conversation et pas mal d'autres rites d'interaction.
On retrouve, ici, de nombreuses références à l'interactionnisme symbolique : des titres d'ouvrages d'Erving Goffman La mise en scène de la vie quotidienne et Les rites d'interaction, et la métaphore filée sur le théâtre ; la référence au piano qui, dans ce contexte, ne peut qu'évoquer la passion de Howard Becker pour cet instrument8 ; ou la référence à la conversation qui évoque les liens entre les travaux de Goffman et l'analyse de conversation. C'est probablement cette forme d'incorporation quasi-naturelle de la langue sociologique dans une langue commune que j'ai personnellement préféré.

Et pour finir cette liste de citations, par respect des quotas et du pluralisme sociologique, je vous propose cet extrait avec Latour9 :


En tant qu'acteur j'ai été dans le système, c'est-à-dire dans une méta-organisation rassemblant des humains et des non-humains médiateurs ou intermédiaires les uns des autres.

Un roman politique

Pour finir, j'aimerais vous proposer quelques hypothèses10 de lecture, et une esquisse d'analyse de ce qu'apportent toutes ces références au roman de Noémi Lefebvre. Du coup, précaution d'usage : si L'enfance politique ne suit pas véritablement une intrigue au sens classique du terme, et qu'on ne peut donc pas véritablement le "spoiler", je vais inévitablement révéler certains passages du roman.

L'enfance politique n'est pas un roman à thèse, que ce soit dans l'acception philosophique ou politique de ce terme. Comme on a pu le voir avec les quelques citations, c'est bien la littérature qui domine la sociologie. Et si un sociologue cherchait à y lire une thèse claire et argumentée, il serait dérouté par l'accumulation de fragments de théories, parfois détournées et pas nécessairement toutes compatibles entre elles. De même, le militant n'y trouvera pas un tract politique listant une série de revendications, ni la dénonciation indignée d'une situation scandaleuse. Néanmoins, ce serait passer à côté du roman que de ne pas voir qu'il s'en dégage un propos sociologique et politique fort. Et peut-être d'autant plus fort qu'il se refuse aux facilités du roman à thèse.

L'autrice a une conception exigeante de la littérature, comme en témoigne la lecture proposée par Claro (que je vous invite à lire), ce qui produit à la fois un roman très agréable à lire, mais qui résiste à l'analyse, qui refuse de se livrer aussi facilement. Ainsi, pour pertinentes qu'elles soient, et elles le sont, les analyses de Claro manquent, pour n'avoir pas vu (ou pas pris en compte) les références sociologiques, une partie du propos politique du roman11. Dans sa critique pour Les Inrockuptibles, Emily Barnett insiste davantage sur la dimension politique, mais elle aussi passe à côté des références sociologiques. Elle écrit d'ailleurs : "Il fallait oser cet écart, ce pont tendu entre névroses intimes et histoire". Ce qui peut faire sourire le sociologue qui reconnait là une proposition proche de la définition que Charles Wright Mills avait donné de l'imagination sociologique12.

Dans cet entretien pour Le Nouvellistel'autrice nous donne une clé de lecture possible pour comprendre l'intérêt du recours au vocabulaire sociologique :


Selon vous, à quoi sont dues les difficultés de Martine?

Ses difficultés ne sont pas seulement dues à ce fameux PTSD, mais bien plus, au traumatisme lui-même, qu'elle ne parvient qu'à évoquer, sans jamais en faire le centre de sa réflexion, qui tourne pourtant toujours autour, et obstinément. Ce ne sont pas ses difficultés, en réalité, et c'est cela, paradoxalement, la première de ses difficultés; faire valoir que les difficultés psychologiques ne sont pas d'origine psychologique, mais directement liées à la violence, et la violence est toujours politique. Dans un contexte où le moralisme et la psychologie sont là pour redresser les soldats comme les femmes violées pour les remettre dans la vie civile, ce n'est pas très simple à expliquer.

En effet, le roman ne nous révélera pas grand chose sur la source du mal-être de Martine. Il sera question d'un "viol politique", mais sans plus de détails. D'ailleurs, la notion de viol sera elle-même partiellement dissoute dans des réflexions plus larges : 


Ma mère dissone mais c'est pas mes affaires. Moi c'était les droits de l'homme qu'on viole à la télé. Tandis qu'elle s'en foutait , du viol des droits de l'homme, elle a dit l'homme, mon enfant, c'est pas le sujet principal. Elle voulait dire du viol.

Ici, le viol est évoqué comme violation de droits. D'autres passages pourront évoquer quelque chose proche de l'idée de "viol psychique", dans le sens utilisé dans Le Viol des foules par la propagande politique, de Serge Tchakhotine. Apparaît alors un lien avec le "bourrage de crâne" infligé à la mère de Martine par des bonnes sœurs pétainistes. Toutefois, il ne s'agit pas de liens de causalité, comme certains lecteurs trop rapides semblent le croire, plutôt d'une mise en parallèle de vécus analogues. En effet, il n'y a aucune "révélation du mal" à chercher dans l'enfance de Martine, mais plutôt des analogies13. En effet, ce roman ne repose pas sur une mécanique psychanalytique du trauma familiale. Pour comprendre ces analogies, il vaut mieux prêter attention aux références très présentes à Foucault, notamment via la notion de discipline. Elles évoquent à la fois la multiplicité des rapports de pouvoir, et des violences qui les accompagnent, et le refus d'une certaine psychologisation-pathologisation des souffrances sociales.

Cette problématique de médicalisation du social est abordée à travers les références aux tests sur les rats et à la psychiatrie américaine inspirée par le DSM. Certains lecteurs l'ont associée à une critique de l'homme civilisé et aux dérives d'une société scientifico-techniques qui aurait oublié l'humain. S'il y a sans doute quelque chose de cet ordre-là, les références à l'homme civilisé et à la civilisation sont aussi (et peut-être surtout) des références implicites à Elias, lui aussi très largement cité dans le roman. Sa théorisation du processus de civilisation n'a pas grand chose à voir avec ces enjeux-là. Elle désigne le processus d'évolution de l'économie psychique des individus vers un auto-contrôle de soi (intériorisation des normes sociales et contrôle des affects), évolution elle-même déterminée ou rendue possible par l'évolution des structures sociales.

Enfin, si l'on ajoute à Foucault et à Elias, les références à Bourdieu14, il est possible d'éclairer l'un des enjeux centraux du propos de l'autrice. En effet, ils ont tous trois entretenu une relation critique, plus ou moins radicale, avec la psychologie en général, et particulièrement avec la psychanalyse et l'oeuvre de Freud15. Tous les trois ont insisté sur la nécessaire prise en compte d'une perspective socio-historique pour comprendre les individus, y compris au niveau le plus intime.

Au final, Noémi Lefebvre nous propose un roman original sur la socialisation. Non pas sous la forme classique du roman d'apprentissage, mais en multipliant les regards sur la façon dont des expériences individuelles et intimes sont façonnées par le social. Cette perspective est renforcée par son travail de vulgarisation, au sens étymologique du terme, du langage sociologique. Ainsi, en refusant le double discours de la psychiatrisation-médicalisation d'un côté, et d'une vulgate psychanalyste qui sombre de plus en plus dans la défense réactionnaire d'un ordre symbolique fantasmé, elle nous livre un récit socio-politique, bien plus cohérent qu'il n'en a l'air, de la dépression.




[1] : A minima, ça permettra de clarifier la position d'où je parle. Celle d'un lecteur amateur en littérature, bien plus sérieux en sociologie.
[2] : Le lourd fardeau du sociologue bourdieusien...
[3] : Que je n'aborderais pas en tant que tel, notamment parce que je suis un peu passé à côté, à l'exception de ceux qui entretiennent un lien étroit avec les sciences sociales, comme Foucault.
[4] : Sa thèse a pour titre "Enseignement musical et identités nationales en Allemagne et en France (1815-1960)".
[5] : Aucun nom d'auteur n'est jamais cité dans le texte.
[6] : En toute honnêteté, le simple fait de voir du Lahire sortir de nulle part m'a fait plaisir.
[7] : Même si le jeu de répétition habitude/habituée/habitus fait écho à un trait du style d'écriture de Bourdieu.
[8] : Vous pouvez écouter un extrait d'une Jam Session donnée lors du congrès de l'Association Américaine de Sociologie en 2009.
[9] : Sinon vous m'auriez reproché de faire référence uniquement à des auteurs dont j'apprécie le travail.
[10] : Je n'ai lu qu'une fois le roman dans son intégralité, et j'ai relu différents passages, notamment pour retrouver les extraits cités plus haut. Des relectures plus attentives pourraient probablement amener à d'autres lectures. De plus, je vais plutôt insister sur ce que je n'ai pas vu dans d'autres comptes rendus de lecture.
[11] : Même s'il évoque la proximité de l'autrice avec Beckett, Artaud et Kafka, qui étaient à la fois de grands formalistes et de grands auteurs politiques.
[12] : "L'existence de l'individu et l'histoire de la société ne se comprennent qu'ensemble." (p. 5) et "L'imagination sociologique permet de saisir histoire et biographie, et les rapports qu'elles entretiennent à l'intérieur de la société. C'est la tâche qui lui revient et c'est l'espoir qu'elle fait naître. Reconnaître cette tâche et cet espoir est le propre du sociologue classique." (p. 8), C. Wright Mills, L'imagination sociologique, La Découverte, 2006 [1959].
[13] : La construction narrative du roman ne permet en aucune manière de soutenir cette thèse de la révélation, dans la mesure où l'évocation de la guerre d'Algérie (pour le père) et de Vichy (pour la mère) arrivent très tôt dans le roman. De plus, aucune tension narrative n'est construite autour de ces enjeux.
[14] : A la première lecture, Elias, Foucault, et dans une moindre mesure Bourdieu, me sont apparus comme les auteurs les plus présents.
[15] : La discussion des thèses de Freud est explicite chez Elias. Les emprunts et les analogies à la pensée de Freud sont fréquents chez Bourdieu


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