samedi 29 octobre 2011

Des séries en revue

Edit : J'ai pas eu le courage de me pencher sur le code html pour faire de belles notes de bas de page. Du coup, tout est dans des parenthèses. Désolé pour la lourdeur. 

On va encore parler de séries télé, mais en adoptant un spectre bien plus large (sociologie économique, sociologie des professions, narratologie, cultural studies). Et pour ceux qui sont réfractaires à cet nouvel art, ne vous inquiétez pas, on parlera bientôt de sujets plus "sérieux" (des idées de billets sur la socialisation et sur les acquis des études de genre).


Deux revues se sont, récemment, proposées d'analyser certaines dimensions des séries télévisées américaines : Réseaux (consacrée à l'analyse de la communication, par le prisme des différentes sciences sociales) a consacré un numéro thématique sur les séries télé ; Mouvements (revue généraliste ancrée à gauche, qui accueille régulièrement des sociologues) a publié deux articles sur les séries télé dans son dernier numéro consacré au polar. Mon objectif est de vous faire un petit compte-rendu critique des différentes analyses proposées dans ces articles. (Edit : l'objectif est à moitié rempli car le CR n'est pas vraiment "petit")

Malheureusement, ces articles sont, pour l'instant (et pendant 3 ans) en accès payant sur le site de cairn (5€ par article pour Réseaux et 3€ pour Mouvements). Cependant, la plupart des bibliothèques universitaires  (aucune idée pour les bibliothèques municipales) ont un accès libre à cairn. 

Voici la liste des articles étudiés (les deux derniers sont ceux de Mouvements) :
Pour ce petit compte-rendu, je vais suivre le partage choisi par les coordinateurs du dossier de Réseaux qui distingue la production des séries et leurs réceptions.

La néo-série américaine, vers un réalisme incertain

L'article de Perreur (je désignerais les articles uniquement par le nom de leur auteur), sans doute l'un des plus intéressants, cherche à montrer comment s'est progressivement constituée une "néo-série" américaine au cours des années 1990. Elle développe cette idée en s'appuyant sur l'apparition de trois séries phares des années 1990 : Law&Order (NBC), The Practise (ABC) et Oz (HBO). Le principal intérêt de l'article réside dans son articulation entre certaines transformations économiques du monde de la télévision américaine et leurs conséquences en terme de création culturelle. En effet, au milieu des années 1970, aux  prémisses de ce que certains appelleront plus tard le néo-libéralisme, la Federal Communications Commission (organe de régulation de l'audiovisuel américain) décide de libéraliser le secteur ; ce qui conduit à l'essor de nombreuses nouvelles chaînes (ESPN, CNN, MTV, HBO, Showtime). La concurrence de ces nouvelles chaînes va logiquement produire une chute des parts de marché pour les trois grands networks historiques (ABC, CBS, NBC). En réaction à la baisse de leurs recettes (les recettes publicitaires étant indexées sur l'audience des programmes), les networks vont dans un premier temps se tourner vers des valeurs sûres pour conserver leurs publics. Mais, les nouvelles chaînes, en produisant des programmes spécifiques pour des publics ciblés, vont progressivement rendre obsolète cet ancien modèle. NBC va être la première à réagir en faisant appel à Steven Bochco et Michael Kozoll, pour créer une série policière d'un genre nouveau : Hill Street Blues (1981). Parmi les nouveautés présentes dans cette série, on peut retenir : un plus grand souci de réalisme (en particulier dans la réalisation), le développement de thèmes négatifs (la pauvreté, la marginalité, l'alcoolisme) sous un angle pessimiste (qui rompt avec l'optimisme généralisé des séries antérieures), un acteur collectif (disparition d'un unique personnage principal pour s'intéresser à un groupe), une vision moins tranchée de la justice. Cette série charnière ouvre la voie aux futures innovations des années 1990. D'anciens scénaristes lassés par des codes rigides vont ainsi pouvoir expérimenter des nouvelles façons de raconter la réalité à la télévision. Ils vont apporter de nombreuses innovations qui vont profondément transformer le genre. En développant l'usage d'un personnage collectif, ils vont ainsi pouvoir proposer différents points de vue sur la réalité en laissant le spectateur choisir sa "vérité" (ce qui permet aussi de toucher un plus large public). Mais surtout, ces séries, qui s'intéressent de plus en plus aux classes inférieures de la société, vont porter un discours critique sur le monde social. Ainsi, l'objectif des créateurs va être d'amener le spectateur à réfléchir sur certaines réalités sociales particulièrement importantes aux Etats-Unis, comme l'origine sociale de la délinquance ou les dysfonctionnements du système policier et judiciaire. En définitive, le souci d'une production plus réaliste, en particulier en présentant une vision plurielle et complexe de la société, conduit à une critique sociale relativement radicale (sur le racisme ambiant de la société américaine, sur le port d'armes à feu, sur le mythe de la famille traditionnelle) pour un programme diffusé sur la télévision américaine.

Toutefois, n'assisterait-on pas à une nouvelle "néo-série" américaine depuis le milieu des années 2000 (les séries citées par Perreur s'arrêtent au plus tard en 2004) ? C'est en tout cas la thèse que défend Pourtier-Tillinac. Pour cela, elle développe une analyse narratologique en s'appuyant sur les concepts de Genette tels que "l'instance narrative" et le "mode narratif" (ceux qui ont fait quelques études de lettre dans le supérieur retrouveront des termes barbares comme narrateur homo- et hétérodiégétique, focalisation externe et zéro, ou narrataire intra- et extradiégétique). Son étude vise à montrer comme l'utilisation de la voix-off dans plusieurs séries, de Sex & the City à Gossip Girl, a progressivement remis en cause le réalisme à la mode dans les séries américaines. Sex & the City apparaît comme le précurseur de ce mouvement avec une voix-off doublement intégrée dans la série, à la fois par la profession du personnage principale (chroniqueuse dans la presse écrite) et par le fait qu'elle incarne la voix de l'auteur de l'oeuvre originale (dont a été adaptée la série). L'innovation majeure dans l'usage de la voix-off (présente depuis longtemps dans des séries comme Code Quantum, Parker Lewis Ne Perd Jamais ou The Wonder Years) tient dans la capacité de la narratrice à tenir des propos introspectifs, omniscients et généralisants. Mais le véritable tournant apparaît avec Desperate Housewives où la voix-off est moins justifiée dans le récit (la narratrice est incarnée par le personnage qui se suicide dans le pilote de la série) et qui peut ainsi adopter un point de vue surplombant, qui lui permet de tenir un discours moral voire philosophique. Les séries Médium et Grey's Anatomy renforcent ce dispositif en utilisant une voix-off qui n'est plus justifiée par l'histoire et introduisent un mode de discours philosophique (qui dépasse le simple propos à vocation philosophique). On peut aussi noter que l'usage de ces digressions généralisantes renvoient à la "fonction idéologique" du narrateur, développée par Genette (l'analyse de la voix-off dans Grey's Anatomy que j'ai esquissé dans le billet précédent rejoint largement celle de Pourtier-Tillinac). Elle développe ensuite rapidement les exemples de Kyle XY et de Heroes, principalement pour montrer que ces voix-off ne sont pas nécessairement féminines. Elle termine enfin son parcours sur Gossip Girl, qui apparait "comme la série incarnant le plus parfaitement le tournant de la fin du réalisme et de l’avènement de la distance fictionnelle assumée". Enfin, elle conclue en décrivant les trois fonctions principales qui peuvent être remplies par l'usage de cette voix-off : donner une cohérence interne à chaque épisode (ceux qui ont déjà vu Desperate Housewives comprendront parfaitement) ; créer un effet humoristique (notamment dans le décalage entre les propos de la voix-off et les images de la séquence) ; créer une forte connivence avec le spectateur (à son paroxysme dans Gossip Girl).

On peut néanmoins reprocher à Pourtier-Tillinac sa prétention à faire de ces quelques séries un véritable mouvement de fond de la production télévisuelle américaine de la fin des années 2000. En ce sens, le texte d'Obione sur The Wire montre bien que les transformations décrites par Perreur se sont amplifiées dans une certaine partie de la production télévisuelle. En effet, l'effort de réalisme est exceptionnel dans The Wire, Obione n'hésitant pas à classer cette série entre le documentaire et la fiction (pour un autre éloge de The Wire par un blogueur d'Alternatives économiques). Cette dimension documentaire s'explique par le long cheminement précédent la réalisation de la série. Les créateurs (un ancien journaliste et un ancien policier de Baltimore) ont d'abord mené une enquête journalistique, publiée sous le titre The Corner (la première partie vient d'être traduite en français), qui sera ensuite adaptée dans une série éponyme. Enfin, après vu leur travail reconnu, ils développeront une série davantage fictive qui deviendra The Wire. Par ailleurs, on retrouve aussi une critique du système policier et juridique américain, mais celle-ci s'étend par la suite au monde du travail (les dockers), au système politique, au système éducatif et au système médiatique. La vision est encore plus pessimiste dans la mesure où les forces de police ne gagnent que rarement ou alors avec des victoires à la pyrrhus. La critique sociale va d'ailleurs très loin, jusqu'à proposer une forme de légalisation des drogues dures, qui s'avère être une expérience plutôt positive dans la série. L'existence d'une telle série semble démontrer au minimum que le réalisme continue de faire de la résistance, et qu'il a, sans doute, encore de beaux jours devant lui.

Qu'en est-il des séries françaises ? L'article de Mille consacré à Plus belle la vie apporte quelques éléments de réponse. Celui-ci, qui fait partie des plus intéressant, vise à comprendre comment la contradiction entre prétention initiale de la série au réalisme d'une part, et le développement d'intrigues de plus en plus invraisemblables d'autre part, est travaillée par l'ensemble des acteurs de la production de la série (scénaristes, dialoguistes, réalisateurs, producteurs). Pour cela, elle suit l'ensemble des discussions autour des conséquences narratives d'une scène de la série : un personnage principal poignarde un autre personnage principal au milieu d'un commissariat. Le problème étant pour les auteurs que s'ils s'en tiennent à un pur réalisme, ils perdent en une seule scène deux personnages principaux (l'un part en prison et l'autre meurt), ce qui ne leur est pas envisageable. Ils vont donc s'employer à rendre vraisemblable une situation que tout le monde juge irréaliste (eux les premiers), notamment en ayant recours à de multiples "effets de réel" (concept développé par Roland Barthes renvoyant à un "objet ni incongru ni significatif [pour l'histoire]"). L'intérêt de l'article réside dans sa description des différentes modalités de réalisme expérimentées par la série. Ainsi, la présence de la série sur le service public conduit les auteurs à développer des intrigues secondaires à vocation pédagogique (sur la justice des mineurs dans le cas présent) qui se doivent d'être plus réalistes (afin que le message soit crédible). De plus, ici, l'action étudiée pose la question de la responsabilité morale des auteurs dans leur description des conséquences d'un tel acte. De fait, si l'agresseur ne va pas en prison, les auteurs s'efforcent de développer un système complexe (narratif et dialogique) de justification psychologique de son acte (l’agressé ayant supposément organisé le meurtre de la petite amie de l'agresseur). Ce dispositif renvoie à l'idée de "réalisme émotionnel", développée par Ien Ang dans Watching Dallas, c'est-à-dire le fait que les émotions éprouvées par les spectateurs tendent à rendre plus crédible le scénario (par un phénomène d'empathie). Enfin, Mille aborde la question de la réception de manière intéressante, en se focalisant sur le point de vue des auteurs. Si ceux-ci sont souvent étonnés quand des téléspectateurs vantent le réalisme de la série ("dans la vie, en un an, il vous arrive ce qui arrive à un personnage de Plus belle la vie, mais vous faites une déprime" dit un dialoguiste), ils cherchent à contrôler, à partir de leurs propres représentations, la crédibilité de la série. Ainsi, l'écriture de chaque épisode (qui implique au minimum une bonne douzaine de personnes entre les scénaristes et les dialoguistes) vise à trouver le plus grand dénominateur commun en terme de crédibilité scénaristique.

Après avoir exploré la question complexe du réalisme des séries télé, ces dernières remarques sur l'article de Mille, me permette d'aborder l'autre épineuse question des différentes formes de réception de ces produits culturels.

Des réceptions multiformes à l'heure d'internet

Je vais prendre pour point de départ de cette réflexion l'article de Buxton qui s'intéresse aux logiques économiques de l'internationalisation des séries américaines. Il indique qu'un marché international s'est mis en place pour les séries américaines à partir des années 1950. Celui-ci conduit à rompre avec des séries "western" trop stéréotypées et américano-centrées, qui les rendent difficilement exportables. Il fait, lui aussi, de Hill Street Blues une série charnière, qui arrive à synthétiser toutes les innovations de la série moderne : mélange d'éléments sériels et feuilletonnants, multiplicité des personnages (permettant de représenter la diversité de la société américaine), dévoilement de la vie privée des personnages et multiples intrigues secondaires. Il s'intéresse alors plus spécifiquement au passage du format sériel (la production en série d'épisode à partir d'un même cadre) au format feuilletonnant (l'histoire évolue d'épisode en épisode, qui doivent donc être vus dans l'ordre et dans leur totalité), en particulier aux conséquences économiques de cette transformation. Il montre ainsi que les séries feuilletonnantes conduisent à une augmentation progressive des coûts variables, en raison de l'importance que prennent les acteurs et scénaristes pour une série qui dure (leur pouvoir de négociation augmente avec le succès de la série). Il termine alors son article en pointant l'incertitude du secteur sur sa rentabilité future. En effet, depuis 2008, année de la grève des scénaristes et de la crise financière, les producteurs cherchent à diminuer les coûts de production (environ 3 millions de dollar par épisode en moyenne). Dans ce contexte, la transformation des formes de réception, en particulier avec la question cruciale de la convergence des supports, semble remettre en cause à moyen terme le modèle de financement actuel par la publicité.
Il me semble que l'article se termine de manière un peu trop pessimiste et oubli quelques faits importants. Par exmple, il est un peu excessif de se demander si le public va définitivement arrêter de regarder la télévision, alors que de nombreuses personnes continuent à payer (cher) pour la regarder (je pense aux chaînes "à péage" comme HBO ou Showtime). De plus, les séries américaines rencontrent de plus en plus de succès à l'étranger (comme en témoigne l'exemple français d'un essor majeur de ce type de fiction dans les années de 2000, qui se classe parmi les meilleures audiences sur TF1), ce qui conduit aussi à l'augmentation de nombreuses sources secondaires de profit, comme la vente de DVD et de Blu-Ray (la grève des scénaristes portait en partie sur l'exigence d'une meilleure distribution de ces nouveaux gains, qui n'a été que partiellement réalisée). Enfin, il n'est pas impossible qu'en comprenant mieux les nouvelles formes de réception des séries, les producteurs soient capables d'inventer de nouvelles sources de financement.

Combes et Martin proposent tout deux une analyse des nouveaux usages des séries dans le contexte d'internet. Martin explore la diversité des réappropriations de la série Lost de la part des fans. Il cherche à voir si le web contribue à libérer le spectateur de l'emprise de la télévision. En effet, le net permet une réécriture partielle des épisodes par la rédaction de résumés (forcément sélectifs) ou par le choix des photos et des vidéos mises en avant par les fans. De plus, les nouvelles formes d'accès au contenu (VOD, P2P, streaming) libèrent le téléspectateur du rendez-vous hebdomadaire à heure fixe. Mais, c'est surtout l'importante activité exégétique produite par la série qui l'intéresse. Il en distingue deux grandes formes : les contributions fictionnelles (l'invention d'histoire pour couvrir certaines ellipses de la narration) sur les trames amoureuses, et des contributions interprétatives liées au caractère fantastique (au sens de Todorov) de la série. Face à ces nouveaux usages, il montre comment les producteurs ont cherché à s'assurer un public captif en utilisant les différentes ressources d'internet. Cela passe d'abord par la présence d'un forum sur le site de la série, mais aussi par la production d'épisodes très courts diffusés sur internet ("webisodes") pendant l'inter-saison. Il insiste plus longuement sur la mise en place d'un "Alternate Reality Game" par la chaîne, début 2008. Il s'agit d'une forme de jeu de rôle, utilisant différents supports mais principalement des outils du net (mails, fausses pages web), qui favorise une très forte implication des fans, et permet ainsi de maintenir leur intérêt pour la série lors des périodes de pauses.

De son côté, Combes explore un domaine plus vaste en étudiant l'ensemble des formes de sériephilie sur le web. A l'inverse de Martin, il met en avant les formes de partage d'expérience, relativisant ainsi l'individualisme supposé des consommateurs de séries. La première forme de partage est celle du visionnage. Combe montre alors que si les sériephiles français ne regardent plus la télé c'est d'abord du à la (mauvaise) qualité de la programmation (VF, épisodes diffusés dans le désordre) et surtout au décalage important entre la diffusion américaine et la diffusion française (pouvant être de plusieurs années). La nature du programme (sériel ou feuilletonnant) a aussi un impact sur le partage (la nécessité d'être au même niveau dans l'intrigue limite ce phénomène pour les "feuilletons"). De plus, les outils du net permettent de nouvelles expériences de partage de visionnage, comme ces deux enquêtées qui commentent en direct sur MSN l'épisode qu'elles regardent en simultané. Une seconde forme de partage consiste à converser a posteriori sur internet. Ici, Combes évoque des formes proches de celles évoquées par Martin (fanfiction, forum). Ce type de partage est motivé par un réel désir d'échanges, qui prouve le caractère faiblement individualiste du sériephile, qui ne peut être satisfait dans le groupe de pairs de la vie réel (au sens de "in real life"). La dernière forme de partage est celle de l'accès au contenu. Au-delà de plusieurs types de partage bien connus (prêt de DVD ou de fichiers, P2P, streaming), Combes s'intéresse à la pratique de fansubbing (les sous-titres réalisés par les fans pour les fichiers disponibles sur le net). Il montre que les fansubbers jouent un rôle de passeur de contenu (sans eux de nombreuses personnes ne pourraient pas voir les derniers épisodes diffusés sur le réseau, à cause de la barrière linguistique) et qu'ils en tirent une forme de reconnaissance. Ces différentes formes d'échange montrent que loin d'être une pratique individualiste, la fréquentation de séries s’inscrit dans un cadre relationnel complexe.

Le Saulnier présente une enquête originale (et très intéressante) sur la réception par des policiers des séries policières. Il revient d'abord sur le paradoxe apparent qui caractérise cette profession : elle est à la fois très médiatisée (par l'information et la fiction) et elle est en même temps très opaque (pour prendre un exemple parmi d'autres, D. Fassin s'est vu refusé la possibilité de retourner observer les membres de la BAC pour son enquête - écouter à ce sujet cette très bonne émission). L'article révèle un fort clivage dans la réception des séries policières par la profession : les séries françaises sont violemment et unanimement critiquées alors que les séries américaines semblent remportées une forte adhésion.
Plus que les qualités esthétiques ou scénaristiques, c'est la représentation biaisée de la profession qui est critiquée dans les séries françaises. Elles sont, ainsi, accusées d'être irréalistes et confuses, notamment sur la hiérarchie policière, d'être dévalorisante, en particulier avec le profil de simplet des flics en uniforme (en comparaison avec les flics en civil), et de discréditer les fonctionnaires de police (ce qui peut avoir une influence sur leur autorité et leurs relations avec le public). Sur ce dernier point, Le Saulnier note que les séries policières peuvent conduire le public à faire des demandes irréalistes (notamment des demandes d'analyse ADN pour la moindre petite infraction) qui placent les policiers dans une position difficile. Au contraire, les séries américaines sont plébiscitées notamment pour leur exotisme, leur réalisme (peut-être plus supposé qu'effectif, les policiers français ayant une plus grande méconnaissance du système policier et judiciaire américain), et aussi pour ce que l'auteur appelle des effets de "réflexivité biographique" (la série policière conduit à faire un retour sur sa propre expérience de policier), en particulier sur les questions afférentes aux dilemmes moraux et aux frontières floues entre légalité et illégalité dans leurs pratiques professionnelles.
Enfin, l'auteur propose une intéressante analyse des fonctions jouées par ces séries. Elles peuvent servir de socialisation anticipée (i.e. les individus se socialisent en adoptant non pas les normes de leur groupe d'appartenance, mais les normes du groupe qu'ils souhaitent intégrés) notamment dans le "choix" de la vocation, mais aussi pour ceux souhaitant changer de service (en particulier pour la Police Scientifique et Technique). Elles servent aussi à prendre en charge les tensions identitaires, en particulier sur le respect de la légalité. Elles ont enfin une fonction d'exutoire, notamment dans la mesure où elles permettent de réenchanter le métier de policier en masquant tous ses aspects rébarbatifs (paperasse, attente).

Je ne sais pas trop quoi dire sur l'article de Chalvon-Demersay sur la construction de la figure du "héros de série télévisée" (HST). Il est assez long et fastidieux, du fait de son côté très descriptif (de très nombreuses citations de lettres de fans). La démarche général vise à voir comment se construit cette figure du héros de série télévisée. Chalvon-Demersay refuse la dichotomie classique acteur-personnage, et cherche à montrer que ces lettres s'adressent à cette figure du HST, dont elle va essayer de dresser le portrait et dont la nature même est d'être une fusion de l'acteur et du personnage. J'ai juste deux petites remarques à faire sur cette article. L'auteur utilise une règle de grammaire intéressante pour les questions de genre : elle choisit de féminiser les auteurs des lettres en raison de la sur-représentation des filles dans cette population (420 filles pour 47 garçons). Cette expérimentation, que je trouve très intéressante, me fait penser à cette initiative pour le retour à une vieille règle de grammaire. La deuxième remarque concerne l'absence d'ancrage dans un courant théorique de l'auteur. La démarche de l'auteur est au final assez proche de celle d'Elisabeth Claverie dans son étude des apparitions de la vierge. Mais cela n’apparaît ni dans la bibliographie, ni dans le corps de l'article, seule la dernière phrase de l'article assure le lecteur que c'est dans cette perspective que se situe l'auteur : "Ainsi, dans le mouvement général de repeuplement des sciences sociales, le héros de série peut venir occuper, au milieu d’une gamme élargie d’acteurs sociaux, entre humains et non humains, la place particulière qui est la sienne".


Quelques remarques conclusives 


J'aimerais terminer ce (encore trop) long billet sur quelques remarques portant sur la notion de réalisme, sur les effets socialisateurs de la réception, et enfin sur la hiérarchie des pratiques culturelles.


Les articles traitant la question du réalisme permettent de développer une approche plus complexe de la question. Personnellement, je pense qu'il est important de diviser la question en deux, avec d'un côté la vraisemblance et de l'autre le traitement du réel. La vraisemblance renvoie à l'enjeu de cohérence interne du récit. C'est souvent une question cruciale pour les séries irréalistes (sciences-fiction et héroic-fantasy). Par exemple, dans True Blood, le fait que les vampires puissent se faire tirer dessus par des humains, alors qu'ils sont censés pouvoir les tuer en un seul souffle pose un problème de cohérence interne : les lois "naturelles" développées par la série changent suivant l'intensité dramatique de la situation. La démarche des scénaristes de Plus belle la vie, lorsqu'ils développement ce "réalisme des émotions", correspond à se souci de rendre cohérent un récit irréaliste.
Mais c'est davantage la question du traitement de la réalité qui m'intéresse. L'approche de Pourtier-Tillinac me semble de ce point vu passer à côté de l'essentiel. A mon sens, c'est moi le dispositif narratif que l'intention narrative qui permet d'approcher une certaine idée du réalisme. Des vrais-faux documentaire, comme The Office ou Modern Family, qui développent pourtant de nombreux effets de réel, ne font pas "vrais", notamment car leurs effets visent in fine moins le réel que le comique. A l'inverse, une série comme Oz, qui est pourtant irréaliste en de nombreux aspects (les apartés de Augustus Hill ou le cadre utopique de Emerald City), permet de dire quelque chose sur le réel, notamment sur les tensions raciales, la peine de mort ou le traitement de la criminalité aux Etats-Unis. Le problème qui se pose avec la voix-off est davantage lié au traitement du réel que du réalisme. Pour reprendre l'exemple de Grey's Anatomy, la voix-off peut avoir une fonction idéologique qui sert à délivrer l'interprétation de l'épisode. Elle apparaît ainsi à la fois comme une béquille narrative (elle vient renforcer la cohérence de l'épisode) et comme une béquille interprétative (elle sert à guider le spectateur dans son analyse de l'épisode). A l'opposé, une série comme Treme (série entre documentaire et fiction sur la Nouvelle-Orléans post-Katrina) cherchent à dire quelque chose du réel en amplifiant l'ensemble des innovations décrites par Perreur. Il me semble que c'est justement en cela qu'elle dépasse The Wire (dont elle constitue une forme de suite), par cette volonté de gommer tout discours sur le réel, pour laisse parler le réel.


L’article de Le Saulnier m'a particulièrement intéressé dans sa tentative de développer une démarche méthodologique rigoureuse pour aborder les questions de la réception. Les deux méthodes classiques des études de la réception posent, en effet, de sérieux problèmes : l'analyse de courrier pose la question de la représentativité du public (il apparaît clairement dans l'article de Chalvon-Demersay que les lettres reçues par France 2 ne constituent pas une représentation fidèle du public français d'urgence) ; les études expérimentales sont confrontés à un public, conçu une "communauté constituée par invitation" qui ne regardait pas forcément la série avant l'expérience. Dans ce contexte, la force de la démarche de Le Saulnier réside dans sa capacité à éviter ces difficultés. Par ailleurs, son attention sur les effets socialisateurs des séries, en particulier dans le cadre professionnel, m'a ravi. Si ce type de questions commence à être de plus en plus traité par la sociologie américaine, (cf. l'article d'Asimov "Bad lawyers in the movies" qui montre que la mauvaise image des avocats au cinéma depuis les années 1970 a conduit à une dépréciation de cette image dans l'opinion américaine), il n'est encore que très peu traité par la sociologie française. Or, c'est justement une des questions que j'aimerais approfondir dans un futur projet de thèse, d'où mon intérêt.

Le point qui me semble le plus intéressant dans cet ensemble d'articles est qu'il met en valeur la diversité des séries et des téléspectateurs. La Série et le Sériephile n'existent pas ! Perreur montre bien que la segmentation du champ audiovisuel américain a conduit les producteurs à concevoir des séries pour des publics spécifiques (en fonction de l'âge, du genre, de la race et/ou de l'appartenance sociale). Du côté de la réception, Olivier Donnat et Dominique Pasquier montrent (à partir des données de l'enquête sur les pratiques culturelles des français de 2008), dans l'introduction, que les distinctions de classe existent. Ainsi, les classes populaires (employés, ouvriers et paysans) regardent davantage Plus belle la vie, alors que les classes supérieures (cadres et professions intellectuelles) sont plus nombreuses à regarder Desperate Housewives. Il me semble  donc être grand temps de revenir à Bourdieu pour expliquer les pratiques culturelles ! Il me faut avouer, ici, mon côté bourdieusien, ou plutôt post-bourdieusien (vu comment de nombreux bourdieusiens m'énervent à répéter bêtement ce qu'a pu dire le maître, et pas toujours ce qu'il a dit de plus intéressant d'ailleurs). Bourdieu a mis en avant une thèse majeure pour comprendre les pratiques culturelles : l'homologie structurale entre les goûts culturels et l'espace social (pour le dire vite, les classes populaires consomment de la culture populaire et la bourgeoisie consomme de la culture bourgeoise). Ce modèle explicatif est aujourd'hui largement critiqué. Pour certains chercheurs en SIC, qui se revendiquent parfois comme les seuls héritiers français des cultural studies, Bourdieu serait bon à jeter aux oubliettes (lire ceci pour une version vraiment stupide de ce courant théorique). Une critique plus sérieuse a été proposée par Richard Peterson (lire ce billet de Denis Colombi qui résume sa pensée) avec l'idée "d'omnivorité". Pour le dire simplement (mais allez voir le billet de Denis), les classes supérieurs consomment tous les types de cultures alors que les classes populaires ne consomment que de la culture populaire (elles sont "univores"). Ces idées ont été développées en France par Philippe Coulangeon et Bernard Lahire (deux des plus intéressants sociologues qu'il met été donné de lire ces dernières années), deux des rares sociologues français à avoir publié dans la prestigieuse revue Poetics consacrée à la sociologie de la culture (au sens large), de façon un peu différente mais au final assez proche. [Je vous conseille très (mais alors très) vivement cet entretien avec Coulangeon pour en savoir plus (il parle aussi de classes sociales, de politiques culturelles, de massification scolaire).] Même si j'adhère assez largement aux thèses développées par ces trois auteurs, il me semble, essentiellement par manque de données, qu'on oubli un peu vite les très fortes logiques de distinction qui demeurent (il n'y a qu'à voir les séries traitées par Les cahiers du cinéma lors de leur rare numéros spéciaux). Par ailleurs, je fais l'hypothèse que au-delà des goûts, les réceptions sont aussi socialement différenciées. Pour le dire vite, un ouvrier et un professeur d'université ne voient pas forcément la même chose lorsqu'ils regardent une série, et plus largement, ils ne la regardent pas pour les mêmes raisons.

Au final, j'espère que ces articles contribueront à ouvrir la voie pour approfondir ces différentes questions.

Pour aller plus loin :


En plus des références données dans l'article précédent sur les cultural studies, je signale le numéro hors-série sur les séries télé de la revue Médiamophoses, disponible gratuitement.

Sur les pratiques culturelles, je vous renvoie à deux livres de Coulangeon : son repère, qui constitue une très bonne synthèse sur ces questions, et son dernier ouvrage, Les métamorphoses de la distinction, tiré de son HDR, qui approfondit les questions évoquées dans l'entretien sur Contretemps.











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