jeudi 8 décembre 2011

Comment se construisent les inégalités de genre. Partie III

Voici la troisième et dernière partie de mon billet, toujours dans le cadre des "guests" des "Vendredis Intellos". J'en profite au passage pour remercier une nouvelle fois Mme Déjantée pour cette opportunité.


Dans les deux premières parties de ce billet, j'ai essayé de montrer comment s'organisait la reproduction des inégalités de genre pendant l'enfance et l'adolescence, au sein de différentes institutions (famille, école, médias, groupe de pairs). Cette troisième partie vise à donner quelques éléments de réponse au second thème que m'a proposé Mme Déjantée, sur les conséquences éducatives des études de genre (en particulier sur l'école autour de la non-mixité et des projets éducatifs "gender-neutral"). Autant le dire d'emblée, ce billet sera sans doute de ce point de vue assez décevant, dans la mesure où les dispositifs d'évaluation par les sciences sociales de projets socio-politiques sont encore assez peu développés. Par ailleurs, je suis (comme une large part de la communauté des chercheurs en sciences sociales) assez sceptique sur les possibilités qu'ont les sciences sociales d'émettre des propositions normatives "pures" : dire ce qui devrait être ou ce qu'il faudrait faire relève toujours d'un jugement politico-morale, qui peut s'appuyer plus ou moins largement sur des résultats scientifiques (et en particulier sur les résultats des sciences sociales). Ceci étant dit, je vais quand même essayer de proposer quelques éléments de réponse.

La mixité à l'école : un renforcement des stéréotypes de genre ?

Pendant longtemps, l'enseignement fut non-mixte et genré : les garçons et les filles n'allaient pas dans les mêmes écoles, et ne suivaient pas les mêmes cours (on pense notamment aux cours de couture et de cuisine pour les filles). Le combat pour la mixité à l'école, et plus largement dans l'ensemble du système éducatif, a été en majeur partie porté par les mouvements féministes. Ce combat reposait sur le postulat que les hommes et les femmes avaient biologiquement les mêmes capacités cognitives, et qu'ils devaient ainsi pouvoir suivre les mêmes enseignements sans ségrégation, d'autant plus dans une société où le rôle de l'école dans la réussite socio-professionnelle est extrêmement fort. Dans le courant des "années 68" [1], avec la loi Haby de 1975, la mixité est rendue obligatoire dans toutes les filières. Ce succès de la pensée égalitariste est devenu progressivement une évidence à la fin du XX° siècle. 

Toutefois, depuis le début des années 2000, de nombreuses voix, y compris parmi les défenseurs de l'égalité femmes-hommes, ont critiqué le principe de mixité de genre dans les écoles, et ce pour différents motifs. On peut distinguer deux catégories de critiques. La première renvoie à l'idée que la mixité n'a pas porté toutes ses promesses : l'enseignement mixte n'a pas supprimé la reproduction des inégalités de genre (comme j'ai pu le montrer dans la première partie). La seconde, plus radicale, estime que la mixité a produit de nouvelles inégalités encore plus néfastes, en particulier autour de l'échec massif des garçons, qui est alors vu comme la cause d'une explosion de la violence à l'école. Sans chercher à répondre à toutes ces critiques (la seule question de la violence scolaire mériterait de nombreux développements), je vais essayer de présenter quelques éléments permettant de penser un peu plus finement ces questions.

Emer Smyth a réalisé une synthèse des études consacrées à la comparaison entre les écoles mixtes et les écoles non-mixtes [2]. Ces études ont été réalisées essentiellement dans des pays anglo-saxons où co-existent des écoles mixtes et des écoles non-mixtes. Elle conclut sa synthèse en disant qu'il n'existe pas de consensus solide sur les effets de la non-mixité. Cela est du en partie au fait que la comparaison entre écoles mixtes et écoles non-mixtes n'est pas aussi évidente que cela. En effet, il faut tenir compte de nombreuses spécificités : d'une part les écoles non-mixtes possèdent souvent d'autres caractéristiques importantes dans la compréhension de ces questions (il s'agit souvent d'écoles religieuses ou d'écoles réservées aux élites), d'autre part il faut tenir compte du poids des écoles non-mixtes dans l'ensemble du système éducatif (dans certains pays la non-mixité a un poids très important alors que dans d'autres elle ne concerne que quelques écoles, voire quelques cours au sein d'écoles mixtes). Par ailleurs, la plupart de ces études ne tiennent pas compte du système global d'organisation des relations de genre dans les pays étudiés : comme j'ai essayé de le montrer, on ne peut comprendre la construction des inégalités de genre au sein d'une institution particulière qu'en la remettant dans le contexte plus général de l'ensemble du processus au sein de la société [3]. Pour moi (mais il s'agit d'un point de vue personnel), cette synthèse met moins en évidence le succès de l'une ou l'autre des deux types d'école dans la lutte contre les inégalités de genre, que d'une part la mixité ne constitue pas à elle seule une solution magique pour lutter contre ces inégalités, et d'autre part que la question de la lutte contre ces inégalités est plus complexe que la simple question de savoir s'il faut faire des enseignements mixtes ou non.

Dans le même numéro, Gaël Pasquier propose une réflexion assez critique sur la non-mixité, qui me semble assez intéressante dans la mesure où elle permet de prendre en compte des éléments souvent laissés de côté dans ce débat [4]. Son article cherche à répondre à des critiques similaires, mais opposées, qu'ont pu être faites au principe de mixité : d'un côté les groupes masculinistes québécois accusant la mixité et la féminisation du corps enseignant d'être responsable des mauvaises performances scolaires des garçons, de l'autre des critiques féministes (il cite Hillary Clinton) de la mixité qui serait responsable des violences des garçons à l'encontre des filles. Sa critique repose essentiellement sur deux points : la non-prise en compte des rapports de domination intrasexe au sein des groupes non-mixtes et les problèmes posés par la bi-catégorisation de genre (le fait de distinguer garçons d'un côté et filles de l'autre). En effet, comme j'ai essayé de le montrer dans la seconde partie du billet, la non-mixité des groupes de pairs n’entraîne pas, bien au contraire, un affaiblissement des normes de genre, en particulier pour les garçons. Gaël Pasquier estime ainsi que la non-mixité ne ferait que déplacer certains problèmes, comme celui de la violence de quelques garçons qui au lieu de s'exercer contre des filles et des garçons, ne s'exercerait plus que contre des garçons. Par ailleurs, il critique la non-mixité du fait qu'elle contribue à entériner la distinction sociale entre garçon et fille, et repose donc sur une logique sexiste [5]. Il ne se satisfait pas pour autant de l'état actuel de l'enseignement. Ainsi, plutôt que de développer la non-mixité, il propose d'une part de renforcer la lutte contre les inégalités scolaires (qui tiennent en grande part aux inégalités de classe) en s'attaquant aux besoins éducatifs des élèves d'une part, et à développer des pédagogies non-sexistes (ce qui suppose aussi une meilleure sensibilisation des enseignants à ces questions) d'autre part. Dans cette optique, la mixité constitue moins le point d'arriver de la lutte contre les inégalités de genre qu'un nouveau point de départ.

Les sciences sociales peuvent-elles être un outil d'émancipation individuelle ?

En ce qui concerne les expériences éducatives basées sur la déconstruction du genre évoquées par des blogueuses des VI, sur Egalia ou sur Charlie, je n'ai pas grand chose de scientifique à dire. Il s'agit d'expériences récentes et ponctuelles, qui, à ma connaissance, n'ont pas encore fait l'objet de publication scientifique. Du coup, je vais plutôt essayer de voir comment peut-on utiliser les sciences sociales pour lutter contre la reproduction des inégalités de genre.

La question est complexe car il s'agitici moins de voir comment les sciences sociales peuvent être émancipatrices (ce qui est déjà loin d'être évident), que de voir comment repenser une éducation moins sexiste, surtout lorsque l'on sait que les stéréotypes de genre et la pensée en terme de sexes s’inscrivent dès la naissance dans la psyché de l'enfant. 

L'analyse que j'ai proposé de la construction des inégalités de genre permet déjà de voir quelques pistes possibles pour développer une éducation moins sexistes. Par exemple, établir une répartition (quantitative et qualitative) équitable des tâches ménagères entre les parents conduit l'enfant à grandir avec un modèle plus égalitaire des rôles masculins et féminins. De même, inciter les filles à développer des pratiques "masculines" et inversement conduit à modifier les dispositions de genre acquises pendant la socialisation. Dans le même ordre d'idée, éviter d'utiliser des propositions qui essentialissent les différences de genre, du type "les garçons [ou les filles] sont X ou doivent être Y", peut aussi diminuer l'imprégnation de représentations sexistes.

Toutefois, il ne faut pas oublier que la reproduction et la confirmation des inégalités de genre traversent toute la société. On se retrouve ici confronté à l'éternel problème du changement social par l'éducation : pour changer la société, il faut changer l'éducation ; mais pour changer l'éducation, il faut changer la société [6]. De ce point de vue, les expériences d'Egalia et de Charlie me paraissent radicalement différentes. Dans le premier cas, il s'agit de développer un apprentissage du rapport à l'autre sans recourir à des catégories genrées. Dans le second cas, il s'agit d'empêcher l'identification de genre. Le problème dans cette deuxième solution est qu'elle oublie le fait que la société (par l'intermédiaire des pairs, des enseignants, de l'administration,...) va exiger que l'individu s'identifie à un sexe. De plus, la société exige que l'on s'identifie à un genre, mais aussi qu'on se comporte conformément aux stéréotypes associés à son genre. Il ne faut pas oublier non plus que transgresser les normes de genre entraine des sanctions qui peuvent être symboliques mais aussi physiques [7].

En conclusion, je vous propose ma position personnelle sur cette question. D'abord, il ne faut pas oublier que la lutte contre les inégalités de genre est une lutte qui doit être globale et nécessite ainsi de s'attaquer à tous les secteurs de la société. Ensuite, concernant une éducation non-sexiste, celle-ci doit permettre d'apprendre à voir le genre comme un jeu social. Cela a deux avantages, d'une part considérer le genre ainsi conduit à voir que les règles du jeu ont été construites socialement, cela permet de ré-historiciser le monde social pour parler comme Bourdieu, d'autre part un tel apprentissage doit pouvoir fournir des ressources pour s'adapter aux contraintes normatives, qui permettent à l'enfant de faire son choix lors de situations concrètes parmi des comportements plus ou moins transgressifs [8]. Enfin, elle doit aussi chercher à transmettre de nouvelles façons de penser et d’interagir avec l'Autre en se dispensant d'utiliser des catégories essentialistes comme l'Homme ou la Femme.

J'espère en tout cas avoir pu fournir quelques éléments de réflexion pour essayer de penser différemment ces questions. 


Notes :

[1] On se rappellera au passage que l'origine de la composante étudiante du mouvement de Mai-Juin 1968 se situait autour d'enjeux de mixité de genre : le fait que les étudiants de Nanterre n'avaient pas le droit d'accéder aux résidences universitaires des étudiantes (voir le mouvement du 22 mars 1968).

[2] Emer Smyth, "Single-sex Education: What Does Research Tell Us?", Revue française de pédagogie, 171, 2010 (résumé disponible ici). L'ensemble du numéro est consacré à la question de la mixité à l'école.

[3] Les pays étudiés sont néanmoins relativement proches, car il s'agit essentiellement de pays occidental de tradition anglo-saxonne. Toutefois, tous ces pays n'ont pas une organisation identique des rôles de genre. On peut citer l'exemple classique du football qui est un sport vu comme masculin en Europe, alors qu'il est vu comme un sport beaucoup plus féminin aux Etats-Unis.

[4] Gaël Pasquier, "Les expériences de non-mixité : un recours paradoxal", Revue française de pédagogie, 171, 2010 (résumé disponible ici).

[5] Au-delà de la construction sociale du genre, les gender studies ont produit une riche réflexion interdisciplinaire (en particulier autour de la biologie, de la philosophie et des sciences sociales) sur la construction sociale du sexe, remettant en cause la distinction traditionnelle d'apparence naturelle entre mâle et femelle, en montrant comment cette distinction avait été construite socialement. Il s'agit d'une question assez complexe qu'il m'est difficile d'expliciter simplement en quelques lignes. Je vous renvoie donc à l'excellente introduction à ces questions dans l'ouvrage d'Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualité, PUF, 2008.

[6] De nombreuses communautés utopistes fondées dans les années 1970 ont butté sur cette question, notamment lorsque les enfants ont commencé à grandir.

[7] Les violences contre les hommes gays par des groupes d'hommes relèvent de ces cas de "rappel à l'ordre social" extrêmement violent.

[8] Cet aspect me parait important car il induit que nous ne sommes pas toujours obligés d'adopter le même comportement face à des contraintes de genre : suivant la dangerosité, la difficulté ou simplement l'état de fatigue de l'individu (il est toujours plus éprouvant de s'opposer au monde social), il peut être préférable d'adopter ponctuellement des comportements stéréotypés.

3 commentaires:

  1. J'arrive seulement maintenant pour te féliciter pour ce dernier volet, qui loin d'être décevant comme tu l'annonces me semble au contraire tenir toutes ces promesses (j'aurais personnellement été très déçue que tu nous livres un point de vue normatif que je considère généralement dans la sphère scientifique comme un abus de pouvoir!!). Je note dans ton article des problèmes que je connais bien dans le monde des Sciences de l'éducation, à savoir notamment la quasi-impossibilité qu'il y a à mener des évaluations dans ce domaine (tout n'étant jamais égal par ailleurs...!) ce qui pose à mon sens un réel problème d'ordre épistémologique. Je note aussi avec un certain plaisir l'évocation de l'école de la IIIème république, dominée par le positivisme de Comte et à maints égards extrêmement centrées sur la reproduction sociale et des stéréotypes de genre...
    Enfin, je réagis sur ta conclusion, invitant chacun d'entre nous à sensibiliser les jeunes générations à l'idée que le genre serait avant tout un jeu social... ceci m'apparaît très loin d'être un donné mais bien un des objectifs réels que pourrait se donner l'école pour lutter contre les inégalités de genre...

    RépondreSupprimer
  2. Merci beaucoup pour cette série très instructive !

    Cette dernière partie me déprime un peu... parce qu'effectivement ça concerne la société dans son ensemble. Je me bats pour ne pas enfermer mes 2 filles dans des stéréotypes de genre, mais rien que l'entourage immédiat suffit à réduire mes efforts à néant lol
    Même l'exemple familial semble insuffisant, ma fille aînée m'a un jour expliqué très sérieusement que c'était les mamans qui devaient faire le ménage, pas les papas, alors que la répartition du ménage est très égalitaire dans notre foyer, et que donc elle voit très régulièrement son père passer l'aspirateur ou la serpillère... Désespérant je vous dis :-(

    RépondreSupprimer
  3. @La famille déjantée. Je ne crois pas que les comparaisons soient impossibles, mais juste qu'il faut les faire avec beaucoup de rigueur. J'ai l'impression (mais je suis loin d'être spécialiste des méthodes quantitatives) que les sciences sociales ont encore beaucoup à apprendre, notamment de l'usage que font les économistes des "expériences naturelles".
    Par ailleurs, j'ai pas bien compris ta référence à l'école de la III° République.

    @Prune. On a beaucoup reproché à la sociologie de Bourdieu de démoraliser les acteurs, en montrant le caractère implacable de la reproduction. En réalité, l'objectif de Bourdieu, dans une filiation spinoziste, était de fournir aux acteurs (y compris à lui même) une plus grande liberté en comprenant les différents déterminismes sociaux qui s'exercent sur eux.
    Ton exemple exprime bien ce que j'ai essayé de montrer, i.e. que la reproduction des inégalités et des stéréotypes de genre est un phénomène massif et global qui exige une réponse massive et globale.
    Par ailleurs, ne soit pas trop désespérée. La sociologie des dispositions a montré que certaines dispositions pouvaient restées silencieuses (notamment pendant l'adolescence-jeunesse) avant d'être réactivé à l'âge adulte. Ainsi, peut-être que lorsque ta fille sera en couple, elle puisera des ressources d'action dans le modèle de ses parents pour une répartition des tâches plus égalitaires.

    RépondreSupprimer